De l’association culturelle turque au dispositif associatif d’intégration. Une expérience en Belgique (Verviers, Liège).
Rappel historique
L’immigration turque organisée commence en 1964 suite à la signature de l’accord entre la Belgique et la Turquie, initié par la Fédération charbonnière belge. La Wallonie en général et la province de Liège en particulier comptaient des dizaines de charbonnages qui nécessitaient une main d’œuvre importante. L’immigration turque était la dernière vague d’une série qui a commencé par les Italiens en 1947 et s’est poursuivie, notamment, par les Espagnols, Portugais, Grecs et Marocains.
Des démarches semi-officielles ont été menées par d’autres secteurs, notamment dans la métallurgie et le textile, pour organiser ou provoquer l’arrivée d’autres travailleurs turcs. Il a y eu également une migration importante sous forme « touristique » jusqu’en 1974, date à laquelle on a régularisé la situation de ceux qui étaient présents et arrêté officiellement toute nouvelle immigration. Or, il y a eu pas mal d’immigration depuis, sous différentes formes certes, et de régularisations. L’immigration continue à occuper l’actualité via l’asile, le regroupement familial, les études, le mariage, le « tourisme »,…
Entre 1964 et 1974, quelques dizaines de milliers de travailleurs turcs sont venus s’installer dans la région. Les premiers regroupements familiaux ont commencé à partir de 1965 mais restaient encore très minoritaires. La tendance s’est accélérée à partir des années septante et surtout après la régularisation de 1974.
La Belgique n’ayant jamais eu une réelle politique d’immigration et encore moins une politique d’accueil (comme c’est le cas, à quelques exceptions près, des autres européens qui n’ont pas non plus eu une politique d’accueil digne de ce nom), les problèmes se sont posés dès le début. Le premier accueil et la prise en charge ont été assurés d’une part par les syndicats et d’autre part par une initiative de la Province (Service d’accueil et d’immigration). Les syndicats, la FGTB (Fédération Générale du Travail de Belgique) et la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens), respectivement, socialiste et chrétien, étaient les fers de lance. Ils ont engagé des permanents turcs qui ont créé des sections turques et organisé les premières activités spécifiques : soirées culturelles, publication de bulletins en turc, célébration des fêtes nationales, etc.
Il faut remarquer que ce schéma était identique pour les autres nationalités, à la différence que dans certains cas, pour les Italiens par exemple, il y avait une collaboration des syndicats du pays d’origine.
Historiquement, les syndicats se sont d’abord opposés à toute arrivée d’une main d’œuvre étrangère en arguant que c’était une manœuvre capitaliste pour déstabiliser les syndicats et détricoter les acquis sociaux par la mise en place d’une main d’œuvre corvéable et serviable. Ils se sont rendu compte que cela ne servait à rien de s’opposer purement et simplement, et ainsi se voiler la face. Dans la réalité, les travailleurs étaient bel et bien là et massivement. Il fallait donc incorporer dans le combat syndical ces « travailleurs » ( parce que les syndicats ont bien compris qu’ils étaient effectivement des travailleurs comme les autres, donc victimes du système qu’il fallait défendre) qui, par la même occasion, constituaient un potentiel important d’affiliés. Les organisations syndicales ont donc procédé de deux manières, d’une part, en contactant les syndicats des pays d’origine pour une collaboration et, d’autre part, en engageant du personnel (permanents syndicaux) pour s’adresser directement aux travailleurs dans leur langue. Ainsi les travailleurs immigrés se sont affiliés par centaines, voire par milliers. Pratiquement, tous les travailleurs étaient devenus de nouveaux affiliés.
Dans le cas des travailleurs turcs, le seul syndicat turc de l’époque (TURK-IS) était pratiquement inexistant en Turquie. Aucun contact ne paraissait possible avec lui, d’autant plus que les travailleurs turcs, qui arrivaient surtout des villages anatoliens, n’avaient jamais côtoyé un syndicat. Ils n’avaient donc aucune connaissance syndicale et le syndicat turc n’avait aucune influence sur eux. Ainsi, les syndicats belges se sont orientés vers l’engagement de personnel pouvant maîtriser la langue des travailleurs arrivés. Par exemple, dès le lendemain de la signature de l’accord entre la Turquie et la Belgique en 1964, il y avait déjà un permanent turc engagé par la CSC qui était basé à Liège mais couvrait toute la Belgique. Il était chargé de contacter, d’accueillir, d’informer, d’affilier ces travailleurs et de réaliser des animations syndicales. Il y avait un bulletin publié en Turc, Turk Bayragi (Drapeau Turc), des permanences, des visites de lieux de travail, des séances d’information, des soirées, etc.
Ce travail, assuré pendant des années par les syndicats avec plusieurs sections par nationalité, animées par des dizaines de permanents d’origine, a joué un rôle important dans l’intégration de ces travailleurs et de leurs familles. Mais, malheureusement, il a été progressivement ralenti et enfin complètement arrêté à la fin des années 1980. Sous prétexte que « les problèmes liés l’intégration étaient résolus, que de toute manière, ce n’était plus aux syndicats de s’occuper de cela ». Or l’histoire montre à quel point c’est faux !
Première association spécifique à Verviers
La première organisation spécifique (Association Culturelle Turque) est apparue en 1975 à Verviers, avec l’appui des délégués syndicaux. Cette ville de taille moyenne (55 000 habitants) était mondialement connue pour son industrie textile. Les premières familles turques sont venues des villes avoisinantes, notamment de la ville de Liège, pour s’installer à la fin des années soixante et au début des années septante, dans l’espoir de mettre ses membres au travail dans le secteur textile, lequel offrait encore des possibilités d’emploi.
L’association regroupait quasi tous les travailleurs turcs et leurs familles originaires des diverses régions de la Turquie, qui se retrouvaient pour organiser une vie socioculturelle et solidaire. Les premières activités se résumaient à la célébration des fêtes nationales, de soirées musicales et culinaires. Les contacts ont été établis avec le Consulat turc pour un soutien et pour l’envoi d’instituteurs et d’imams. La mosquée et l’école primaire ont démarré leurs activités.
Pendant ce temps, on assistait à une radicalisation politique en Turquie, entre la gauche et la droite d’une part, à l’intérieur de chaque camp d’autre part. Il y avait presque une situation de guerre civile avec des dizaines de tués tous les jours. La situation était devenue très explosive.
Très rapidement, cette situation politique en Turquie a pesé de tout son poids sur les travailleurs turcs et des divisions politico-religieuses se sont installées. Chaque tendance (des dizaines) a ouvert « son » association, puis s’est fédérée sur le plan belge et sur le plan européen.
A titre d’exemple, Verviers, qui ne comptait qu’un millier de travailleurs turcs, y compris les membres de la famille, à la fin des années septante et début des années quatre-vingt, il y avait, trois mosquées (celle dépendant de la Dinayet, celle des Milli Gorus, des Suleymancilar) avec chaque fois une association pour la gestion. Il faut également ajouter l’association des « Loups Gris » et ses variantes. En ce qui concerne la gauche, diverses composantes de l’extrême gauche ; Dev-Sol, Partizan, Halkin Kurtulusu, et leurs dérivées. Parallèlement, les nationalistes kurdes ont fait leur apparition d’une manière assez spectaculaire, avec des actions musclées.
Le coup d’état militaire du 12 septembre 1980 a aiguisé ces contradictions par le fait que beaucoup de militants de ces divers mouvements se sont réfugiés en Europe. Ils ont pris la tête de ces mouvements et les ont rendu plus radicaux encore.
Cette situation a fait en sorte que, d’une manière générale, la communauté* vivait repliée sur elle-même en réglant ses comptes. Parce que tous ces mouvements se chamaillaient pour contrôler cette communauté, poursuivant l’objectif, d’une part d’organiser le financement de leur mouvement, d’autre part de peser sur la politique en Turquie.
Toute la conduite était dictée par les événements en Turquie. Ainsi en interne, elle est devenue l’une des communautés les mieux organisées, mais elle a connu de grosses difficultés pour son intégration et son ouverture. Parce que tous ces mouvements avaient intérêt à les maintenir ensemble, pour mieux les galvaniser et conditionner. L’ouverture à la société d’accueil les gênait beaucoup.
Les autorités locales avaient des difficultés à entrer en contact et à comprendre la problématique interne. Les différents mouvements allaient parfois les trouver pour solliciter leur soutien par rapport à une position politique en Turquie ou pour contrecarrer l’adversaire politique. Les collectivités locales étaient embarrassées par cette situation, d’autant plus que le conflit se déroulait parfois sur la place publique. La population belge réagissait très négativement sans comprendre ce qui se passait exactement.
Par la force des choses, l’Association culturelle turque a été désertée. Il ne restait que quelques sympathisants principalement de la gauche. Elle a pris des initiatives pour être reconnue par les autorités locales et le ministère de la Culture. Ce qui a été acquis en 1980. Elle a participé à quelques projets dans ce cadre avec les autorités politiques locales et les mouvements « belges », mais elle manquait cruellement des moyens pour être efficace. En 1984, les responsables ont décidé de fusionner avec une nouvelle structure (Turk-Danis) qui venait d’être créée, également, avec l’implication de ces mêmes responsables.
Lancement de Turk-Danis (Centre turc d’information) A.S.B.L.(association sans but lucratif)
En 1983, un groupe de syndicalistes et de militants de gauche ont lancé une nouvelle expérience. Ils ont voulu casser le « cercle infernal », s’ouvrir à l’extérieur, tourner les regards vers le pays d’accueil, changer l’ordre du jour, faire des projets d’insertion, etc. Bref, il fallait donner des nouvelles perspectives, constituer les moyens d’une intégration et d’une insertion en Belgique, c’est-à-dire investir dans l’information, la formation, dans l’éducation en acceptant les principes d’une société démocratique et laïque. Dans ce cadre, organiser des activités diversifiées qui s’adressent à toutes les tranches de la communauté, et qui se placent au-dessus des divisions liées au pays d’origine.
Plusieurs sections ont été mises sur pied à Bruxelles et en Wallonie. Elles se voulaient être une interface, une fenêtre ouverte entre les différentes cultures. L’association a été accueillie très favorablement par les différents pouvoirs publics belges. Elle a introduit des demandes pour un agrément comme service général d’éducation permanente pour adultes et comme centre de formation dispensant notamment des formations de français langue étrangère.
Il y avait également un service de traduction, des permanences sociales, des activités culturelles, une École de Devoirs (aide scolaire), etc.
Vu qu’il était reconnu et financé uniquement par les pouvoirs publics belges et le Fonds Social Européen, les autorités consulaires turques ont d’abord accueilli l’initiative avec beaucoup de méfiance mais, progressivement, elles ont reconnu et accepté le fait que Turk-Danis rendait véritablement un service aux Turcs, et répondait aux besoins réels des personnes. Tout en gardant son indépendance, l’association a développé un contact fructueux avec les services consulaires.
Au début des années 1990, Turk-Danis a commencé à montrer toutes ses limites et ses faiblesses, en terme d’objectifs, d’organisation, de gestion et d’adaptation. Durant la même période la Belgique s’est fédéralisée sur le principe régional : Wallonie, Bruxelles, Flandre, et communautaire ; francophone, néerlandophone et germanophone, avec des compétences différentes. Les différentes sections locales dépendaient maintenant d’autorités politiques différentes, ce qui rendait difficile la gestion et l’organisation des actions. Or le schéma organisationnel de Turk-Danis restait national. Il fallait donc adapter les structures à cette Belgique fédérale en les rendant plus souples et plus dynamiques. Il fallait également professionnaliser les structures et développer un nouveau management. Turk-Danis devait aussi revoir nos objectifs vers plus d’ouverture, ne plus cibler uniquement les Turcs, mais aussi les autres communautés dans une démarche d’interculturalité.
Il faut aussi remarquer que les divers mouvements turcs ont commencé à s’essouffler. Les travailleurs turcs voulaient « se libérer ». L’objectif premier n’était plus la politique en Turquie, mais leur avenir en Europe.
Refondation de Turk-Danis et passage aux SIMA (Service d’Intégration et d’Insertion, Mission Action)
En 1997, nous avons décidé de créer trois entités (Bruxelles, Charleroi et Verviers) juridiques distinctes, toujours sous forme d’A.S.B.L. Chaque entité avec son AG (assemblée générale) et son CA (conseil d’administration), tout en donnant un rôle de coordination de réseau au SIMA Bruxelles (Réseau des SIMA), dans lequel chaque région est représentée au sein des deux organes.
L’adaptation aux structures fédérales a bien fonctionné et chaque entité a obtenu son agrément dans le cadre des compétences régionales ou communautaires. Il y avait dès lors une clarté, une transparence et une efficacité au niveau de la gestion. Il y a eu une démarche pour la qualité et la professionnalisation du travail social afin de répondre à tous les critères imposés par les différentes législations.
En ce qui concerne l’objet social, il s’avérait nécessaire de dépasser les limites de la communauté turque, s’ouvrir aux autres, développer des activités qui s’adressent à d’autres afin de créer des lieux d’échanges interculturels, de promotion de la mixité. Développer les notions de citoyenneté, relier le spécifique au général. D’où le changement de dénomination et l’ouverture. C’est la troisième étape d’une évolution, d’un processus d’intégration. C’est l’idée de créer des espaces communs d’expression, de valeurs, de connaissance, de savoir, de savoir-vivre…
Necati CELIK
Administrateur- Directeur de SIMA
*Communauté : groupe social ayant des intérêts, objectifs et valeurs communs ; soumis à des règles communes, etc. Le terme est utilisé, faute de mieux, par facilité et il n’a pas une signification politique et idéologique. En tout cas pas dans le sens d’un communautarisme.